MIGRATIONS (HISTOIRE DES)

MIGRATIONS (HISTOIRE DES)
MIGRATIONS (HISTOIRE DES)

Le mot «migration» a pris de nos jours un sens très large, puisqu’on parle par exemple de «migration professionnelle» pour désigner le passage d’un certain nombre d’individus d’une profession à une autre. Au sens propre, le mot implique un déplacement dans l’espace, et s’applique le plus souvent, mais non toujours, aux déplacements collectifs effectués sans esprit de retour.

Ainsi définies, les migrations ont existé dès les temps les plus reculés, et il est certain, bien que les plus anciennes soient très mal connues, qu’elles ont joué un rôle primordial dans le peuplement du globe. On a pu écrire que «la préhistoire de la population se pose en termes de migrations» (Marcel Reinhard). Et si, par exemple, le problème du premier peuplement de l’immense continent américain est encore l’objet de controverses, il semble que ce peuplement se soit fait par immigration, et que les premiers «Américains» soient venus du dehors.

Au cours de la période historique, et dès l’Antiquité, d’autres mouvements migratoires, souvent très importants, se sont produits: l’histoire des Hébreux, des Phéniciens et des Carthaginois, des Grecs, des Romains est riche en migrations de diverses sortes, certaines restées célèbres, malgré leur ancienneté, tels l’exode des Hébreux hors d’Égypte ou leur déportation en Assyrie. Au Moyen Âge, la mobilité des hommes ne fut pas moindre: on se contentera de rappeler ces deux longues séries de mouvements migratoires que furent les grandes invasions des IVe et Ve siècles d’une part, les croisades de l’autre.

Dans l’ensemble, toutefois, c’est seulement à l’époque moderne et contemporaine qu’il est possible de donner des migrations, au moins dans certains cas, une description chiffrée qui ne soit pas purement hypothétique. C’est à l’histoire de ces migrations que l’on s’attachera ici.

Sans différer radicalement de ceux des époques antérieures, les mouvements migratoires postérieurs à la fin du Moyen Âge s’en distinguent toutefois par quelques caractères. La constitution progressive d’États de plus en plus puissants et l’apparition du sentiment national tendirent alors à rendre les migrations internationales nettement différentes des migrations intérieures.

Néanmoins, c’est seulement au XIXe siècle que l’apparition de la navigation à vapeur et du chemin de fer a bouleversé les conditions matérielles des migrations, surtout des migrations transcontinentales, en permettant le transport à de très grandes distances, en un temps beaucoup plus bref, de masses humaines extrêmement nombreuses.

Simultanément, toute une série de facteurs – démographiques, économiques, politiques, religieux – se conjuguèrent pour donner une ampleur jamais atteinte aux migrations transocéaniques, et surtout à l’émigration des Européens vers le continent américain. Quant aux migrations intérieures, c’est au XIXe siècle que se place l’apogée, puis le déclin des migrations temporaires , tandis que l’émigration des populations rurales vers les villes prenait une ampleur inconnue auparavant.

Le XXe siècle enfin est marqué tout à la fois par le déclin, après la Première Guerre mondiale, de l’émigration transocéanique, par les grands mouvements migratoires déclenchés, directement ou indirectement, par les deux conflits mondiaux, par la poursuite dans les vieux pays d’Europe et l’extension à la plus grande partie du globe de l’émigration rurale vers les villes, par l’afflux, dans les pays économiquement les plus avancés, après la Seconde Guerre mondiale, d’une main-d’œuvre peu qualifiée, recrutée dans les pays en voie de développement, enfin par le développement massif des migrations dites «alternantes», migrations de travail (entre domicile et lieu de travail) et migrations de loisir.

1. Types de migrations

Les diverses migrations peuvent être classées suivant leurs causes, leur durée, leur lieu de destination.

Les causes

Les causes des migrations sont très diverses, et telle ou telle a prévalu à un moment donné. On distingue ordinairement des causes répulsives, qui incitent l’être humain à quitter son pays d’origine et qui sont, par exemple, la disette, la misère, le manque d’emploi, ou encore les persécutions politiques, religieuses, raciales, et, d’autre part, des causes attractives, qui attirent l’individu dans une autre contrée, par exemple le désir de conquêtes ou de pillages (on sait le rôle joué par le mythe d’El Dorado dans la première colonisation espagnole en Amérique du Sud), ou, plus souvent, la recherche de terres nouvelles à mettre en culture (au XIXe siècle, jusque vers 1880, la très grande majorité des émigrants européens étaient des cultivateurs); parfois, la découverte de richesses auparavant inconnues exerce une telle attraction qu’il en résulte une migration importante: c’est ce qui s’est passé au XIXe siècle, à la suite de la découverte de l’or en Amérique du Nord et en Australie. Plus communément, les différences entre niveaux de vie, elles-mêmes liées à l’inégalité des ressources naturelles, du niveau technique, des densités de population ou des taux d’accroissement démographique, déterminent un phénomène analogue à celui des vases communicants, les pays les plus favorisés attirant les migrants des pays où le niveau de vie est moindre.

Toutefois, ce phénomène peut être contrarié par d’autres facteurs, et, d’une manière générale, il ne faut pas perdre de vue que la distinction entre causes attractives et causes répulsives n’est que partiellement satisfaisante. Certes, les causes appartenant à l’une ou à l’autre de ces catégories peuvent agir séparément, mais en général les migrations sont le résultat de plusieurs facteurs, les uns répulsifs, les autres attractifs, exerçant une action conjointe.

À un autre point de vue, on peut aussi distinguer entre les migrations spontanées, c’est-à-dire celles qui résultent d’une décision spontanée du migrant, et les migrations provoquées par une intervention extérieure, parfois appelées aussi migrations organisées. Dans certains cas, les migrations organisées furent des migrations forcées: la traite des Noirs qui prospéra surtout au XVIIIe siècle en est un exemple célèbre. Il en va de même des migrations pénales, comme la déportation en Sibérie de Russes condamnés pour motifs politiques ou crimes de droit commun, du transfert en Amérique du Nord, puis en Australie des convicts britanniques, de l’envoi en Nouvelle-Calédonie ou en Guyane des forçats français, ou de la déportation en Algérie des condamnés politiques après les journées de juin 1848 et après le coup d’État du 2 décembre 1851. Dernier exemple enfin, les grands mouvements de population provoqués au XXe siècle par les conflits armés ou les accords entre gouvernements.

D’autres migrations résultent non de l’emploi de la force, mais du recours à la persuasion. À ce dernier type appartiennent les mouvements de population provoqués, aux XVIIe et XVIIIe siècles, par les souverains allemands, autrichiens ou russes, désireux de peupler ou de repeupler leurs territoires et multipliant les promesses d’attribution de terres, d’exonération d’impôt et de service militaire pour attirer à l’intérieur de leurs frontières les ressortissants d’autres pays. Puis, aux XIXe et XXe siècles, la publicité puissante et multiforme des compagnies de transports maritimes et ferroviaires, des agences d’immigration et des gouvernements eux-mêmes a fortement contribué au peuplement des pays neufs, tels que les États-Unis, le Canada, la république Argentine, le Brésil. Certains gouvernements européens, notamment le gouvernement britannique, craignant de voir se multiplier sur leur territoire les miséreux ou les chômeurs, prirent à diverses reprises des mesures pour favoriser l’émigration de leurs nationaux en leur octroyant des allocations en numéraire, des bons de transport gratuit. Inversement, la pénurie de main-d’œuvre qui se fit sentir dès le début du XXe siècle, et plus encore après la guerre de 1914-1918, dans certains secteurs de l’économie française amena la fondation d’associations destinées à introduire les travailleurs (agriculteurs, mineurs, ouvriers de la métallurgie) qui faisaient défaut.

Enfin, il faut classer parmi les migrations organisées la colonisation officielle, dont l’histoire des divers empires coloniaux fournit nombre d’exemples et qui, entre les deux guerres mondiales par exemple, fut pratiquée par le gouvernement italien en Cyrénaïque et en Tripolitaine.

La durée

Les migrations peuvent être permanentes ou temporaires. On parle de migration permanente lorsque le migrant quitte son pays avec l’intention de s’établir définitivement ailleurs; la migration est temporaire quand le migrant retourne à son point de départ après un séjour à l’extérieur d’une durée plus ou moins longue, mais en tout cas limitée. Il est vrai que cette distinction est souvent malaisée, car elle ne peut être faite qu’après coup: des migrants, partis sans esprit de retour, ne peuvent s’adapter et retournent au bout de quelques mois ou de quelques années dans leur pays d’origine; inversement, d’autres migrants se fixent définitivement dans le pays où ils s’étaient rendus sans avoir l’intention d’y demeurer toujours. En fait, et à condition de considérer une période suffisamment longue, la migration nette , ou solde migratoire , c’est-à-dire la balance des mouvements d’entrée et de sortie, constitue une mesure approximative de la migration permanente. Quant aux migrations temporaires, on peut en distinguer plusieurs types, toujours en fonction de la durée: migrations journalières, hebdomadaires (l’individu, travaillant assez loin de son domicile, n’y revient qu’en fin de semaine), saisonnières, viagères (toute la période d’activité professionnelle se passe au dehors, mais le migrant regagne le pays d’origine à l’heure de la retraite).

Le lieu de destination

On distingue les migrations intérieures, c’est-à-dire celles qui s’effectuent dans les frontières d’un même État, et les migrations extérieures, qui supposent le franchissement d’au moins une frontière. Les premières revêtent elles-mêmes des formes diverses: colonisation intérieure, émigration de la population rurale vers les villes, migrations alternantes de travail ou de loisir, etc. Quant aux migrations extérieures, on les distribue généralement en migrations continentales et migrations transcontinentales, ou encore en migrations continentales et migrations transocéaniques. Dans tous les cas, les migrations extérieures ne doivent pas être confondues avec la colonisation: celle-ci suppose non seulement le phénomène migratoire, mais aussi la prise de possession d’un territoire en vue de la mise en valeur; dans les migrations proprement dites, au contraire, les migrants passent sous la souveraineté du gouvernement établi dans le pays d’accueil.

2. Les migrations internationales

Il est évidemment impossible de traiter ici de toutes les migrations internationales à l’époque moderne et contemporaine. On ne retiendra donc que les plus importantes.

Les migrations transatlantiques du XVIe au XVIIIe siècle

À la suite de la découverte de l’Amérique, un mouvement puissant et ininterrompu s’établit bientôt, qui entraîna au-delà de l’Atlantique, Espagnols, Portugais, Français, Anglais et Hollandais, mus par l’esprit d’aventure, le désir de conquêtes, l’espoir de s’enrichir, et, pour quelques-uns, par la volonté de ne pas renoncer à leurs croyances religieuses.

Quelle fut l’importance numérique de ces mouvements? Il est extrêmement difficile de donner à cette question une réponse précise. Adolphe Landry estimait qu’en ce qui concerne l’Espagne les départs se seraient élevés chaque année à 15 000 environ aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui, compte tenu des retours, aurait donné une émigration nette de 10 000 par an environ. L’émigration nette pendant ces deux siècles aurait donc été en tout de 2 millions de personnes, dont les neuf dixièmes seraient partis pour l’Amérique, les autres pour les Philippines. Mais le mouvement paraît s’être quelque peu ralenti au XVIIIe siècle. Finalement, vers 1800, l’Amérique espagnole et les Antilles auraient compté environ 3,8 millions d’Européens ou de métis peu colorés, dont 2 millions en Amérique centrale et aux Antilles.

Les Portugais, quant à eux, se dirigèrent à peu près uniquement vers le Brésil, d’abord lieu de déportation et comptoir commercial. L’importance numérique de l’émigration portugaise fut certainement très inférieure à celle de l’émigration espagnole. Néanmoins, vers 1880, la population du Brésil, estimée à quelque 3,5 millions d’habitants, comptait environ 1 million de Blancs.

L’émigration française au-delà de l’Océan commença au début du XVIe siècle. Elle fut souvent encouragée par les compagnies commerciales qui, en échange des privilèges accordés par le pouvoir royal, transportaient chaque année un certain nombre de colons aux Antilles, en Guyane, en Louisiane, au Canada. À la veille de la Révolution, la Martinique et la Guadeloupe comptaient respectivement 14 000 et 10 000 habitants de race blanche, tandis que 10 000 Français environ se seraient fixés au Canada entre 1608 et 1760.

Les Britanniques se dirigèrent surtout vers la côte atlantique de l’Amérique du Nord, de la Nouvelle-Écosse à la Géorgie. Il semble que 250 000 personnes environ aient quitté les îles Britanniques pour le Nouveau Monde au cours du XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, le mouvement s’intensifia et l’on a estimé à 1,5 million le nombre des départs, dont 500 000 presbytériens de l’Ulster et 50 000 condamnés.

Les Allemands, attirés par l’Amérique dès le début du XVIIe siècle, se trouvaient dès 1766 au nombre de 200 000 environ sur le futur territoire des États-Unis. Beaucoup s’y rendirent aussi comme mercenaires pendant la guerre d’Indépendance.

Enfin, Suédois et Hollandais fondèrent quelques colonies sur les côtes de l’Amérique du Nord, avant de se mêler, au cours du XVIIIe siècle, aux Britanniques et aux Allemands.

La mise en valeur des Amériques entraîna une autre migration, celle des Noirs, transportés par la force d’Afrique sur l’autre bord de l’Océan. La traite, née de la pénurie de main-d’œuvre, paraît avoir commencé dès le début du XVIe siècle: elle allait durer plus de trois siècles, pratiquée d’abord par les Espagnols, puis par les Portugais, les Anglais et les Français, rapportant à tous d’énormes profits. L’évaluation numérique de ces transferts est fort difficile, d’autant plus qu’une forte proportion des transportés mourait en cours de route. Il semble cependant qu’au cours du XVIIIe siècle quelque 3 millions de Noirs aient été débarqués en Amérique, et que ce chiffre soit un peu supérieur aux importations opérées au cours des deux siècles précédents. De l’origine de la traite au début du XIXe siècle, le total atteindrait ainsi de 6 à 8 millions, auxquels il faudrait ajouter environ 1 million de Noirs déportés entre 1800 et l’abolition totale de la traite. Il n’en reste pas moins qu’au cours du XIXe siècle l’immigration noire en Amérique perdit beaucoup de son importance, surtout par comparaison avec l’accroissement massif de l’immigration des Blancs.

Les migrations transatlantiques aux XIXe et XXe siècles

Ces migrations prirent au XIXe siècle et au début du XXe une ampleur sans précédent. Jamais sans doute des déplacements humains n’avaient atteint une importance numérique comparable. On estime généralement à plus de 40 millions le nombre des Européens qui abandonnèrent définitivement leur pays natal entre 1800 et 1930. Il en résulta l’apparition ou le rapide développement de nations neuves, de Nouvelles Europes , filles du Vieux Continent par l’origine de leurs habitants comme par leurs langues et leurs civilisations.

Le mouvement ne fut cependant pas uniforme. Dans la première partie du XIXe siècle, on n’enregistra que des courants assez faibles, prolongeant ceux du siècle précédent. Mais la crise économique, sociale et politique de 1846-1850 précipita les départs et ouvrit une seconde phase, qui dura jusque vers 1880; alors se produisit un très fort accroissement qui entraîna avec la foule des Britanniques – Anglais, Écossais, Gallois, Irlandais – une masse d’Allemands; puis, tout à la fin du siècle, se gonfla le flot puissant de la «nouvelle émigration», composé essentiellement de Méditerranéens, de Slaves et d’Orientaux. La guerre de 1914-1918 interrompit presque entièrement le mouvement, mais, quoique gêné par les mesures restrictives prises par quelques-uns des pays traditionnels d’immigration, dont les États-Unis, il reprit de 1919 à 1930, sans atteindre toutefois son niveau d’avant 1914. La crise des années trente l’interrompit à nouveau presque entièrement. Quelle fut, dans ce gigantesque exode, la place des principales nationalités qui y participèrent?

Jusque vers 1880, les Britanniques formèrent le principal contingent: 80 p. 100 en 1848-1850, puis 50 à 60 p. 100 environ jusqu’en 1875. Favorisée par de nombreux facteurs, l’émigration paraît avoir entraîné hors du Royaume-Uni, de 1825 à 1920, plus de 17 millions de personnes. Du même coup, la prépondérance anglaise se trouva assurée dans les pays neufs et dans les colonies de peuplement. Mais le plus grand nombre des émigrants gagna les États-Unis: on estime que sur 100 émigrants, au cours du siècle, 65 se rendirent aux États-Unis, 15 au Canada, 11 en Australie, 5 enfin en Afrique du Sud.

L’émigration allemande, médiocre au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, grossit peu à peu à partir de 1846 et culmina entre 1880 et 1885 sous l’effet de la crise économique (baisse des prix agricoles): on vit alors partir jusqu’à 220 000 personnes par an. L’émigration diminua ensuite, parce que l’industrialisation accrut en Allemagne même le besoin de main-d’œuvre. Mais après la défaite de 1918, les difficultés économiques et la débâcle monétaire provoquèrent de nouveaux départs, en direction notamment du Brésil, de l’Argentine et des États-Unis. La crise économique, de 1930 à 1933, puis l’hostilité à l’émigration du gouvernement national-socialiste arrêtèrent ce mouvement. Au total, près de 6 millions d’Allemands avaient émigré depuis 1820, sans fonder cependant de nation nouvelle, mais seulement des groupes minoritaires au sein d’autres États (États-Unis, Brésil). Le gouvernement allemand s’efforça de maintenir les liens qui unissaient ces émigrés à leur pays d’origine.

Les Italiens, jusque vers 1895, s’étaient surtout dirigés vers d’autres pays du continent européen ou du bassin de la Méditerranée. Un nombre croissant, toutefois, avait franchi l’Atlantique, et, à partir de 1895, c’est ce dernier courant qui devint le plus fort. De 80 000 départs annuels environ vers 1880, l’émigration s’éleva à 240 000 en 1900 et jusqu’à 873 000 en 1913. Ici encore, la Première Guerre mondiale réduisit le mouvement à des chiffres négligeables, mais les départs reprirent à la fin des hostilités, avant que l’action du gouvernement fasciste et la crise économique n’y mettent un terme.

Les Espagnols, de leur côté, se dirigèrent surtout vers l’Amérique (2 millions en Argentine de 1857 à 1938, 600 000 au Brésil de 1820 à 1935), mais aussi vers l’Oranie (et, surtout après 1918, vers la France). Les Portugais gagnaient surtout le Brésil (1,4 million de 1820 à 1935). Au total, les départs des Ibériques culminèrent entre 1905 et 1914.

Enfin, l’émigration à partir de l’Europe orientale se développa surtout à partir de 1885: habitants de toutes nationalités de l’Empire austro-hongrois, Russes, Balkaniques. De 1901 à 1910, les départs de sujets austro-hongrois s’élevèrent à 200 000 et plus, et de 1875 à 1913, on dénombra dans les ports européens plus de 4 millions d’émigrants de cet empire. De 1900 à 1914, on compta de même quelque 2,5 millions d’émigrants «russes», parmi lesquels une proportion notable de Polonais, et aussi de nombreux israélites.

Conflits armés et migrations au XXe siècle

Le déclenchement des hostilités entraîna d’abord l’exode des civils fuyant les zones de combat, puis l’afflux de travailleurs dans les villes où furent installées des usines d’armement. La révolution de 1917 et la guerre civile chassèrent de Russie, semble-t-il, quelque 2 millions de personnes. La défaite de l’Allemagne entraîna le retour de ceux de ses nationaux qui s’étaient établis hors des frontières du Reich, en Pologne, dans les pays baltes, en Alsace-Lorraine ou dans les colonies d’outre-mer. La dislocation de l’Empire austro-hongrois provoqua l’afflux en Hongrie, au nombre de 400 000 environ, des Magyars de Transylvanie, de Yougoslavie et de Tchécoslovaquie, tandis que 200 000 personnes refluaient de la Macédoine, de la Thrace et de la Dobroudja vers la Bulgarie. Enfin, l’établissement des nouvelles frontières fut suivi, en vue de faire disparaître les minorités nationales, de transferts forcés: en vertu du traité de Neuilly (27 novembre 1919), 53 000 Bulgares établis en territoire grec furent échangés contre 44 000 Hellènes qui durent quitter le territoire de la Bulgarie. Puis, en 1922, la victoire des Turcs sur les Grecs provoqua l’exode de plus d’un million de Grecs d’Asie Mineure, de Thrace et de Constantinople, en 1923, le traité de Lausanne stipula l’échange des quelque 190 000 Grecs qui restaient en Asie Mineure contre les 1 388 000 musulmans vivant sur le territoire hellénique.

Encore ces mouvements apparaissent-ils relativement restreints comparés à ceux qu’entraîna le second conflit mondial, et qu’on se contentera d’énumérer brièvement ici: exode des Polonais devant invasion allemande en septembre 1939, puis déportation par les Allemands d’un million et demi de Polonais des provinces occidentales, remplacés par des colons allemands; transfert dans le Reich des minorités germaniques établies au Tyrol du Sud, dans les États baltes, en Ukraine et en Roumanie; exode des Hollandais, Belges et Français devant l’invasion de mai 1940, puis, après l’armistice franco-allemand, reflux dans la direction opposée; exode massif, au cours de l’été 1941, des habitants des provinces occidentales de l’U.R.S.S., fuyant devant l’ennemi ou évacués par ordre; déplacements massifs des Allemands, du fait de la mobilisation, de l’occupation des territoires conquis, puis des bombardements alliés, à quoi s’ajoutaient les transferts des millions de prisonniers de guerre, de déportés politiques ou raciaux, de requis pour le travail obligatoire. Au total, on estime que du début de la guerre à 1943, plus de 30 millions d’Européens furent transplantés ou déportés. De 1943 à 1945, la retraite des armées allemandes causa de nouveaux et gigantesques déplacements, qui furent le fait et des Allemands eux-mêmes et d’une partie de ceux qui s’étaient de quelque manière compromis avec eux. De plus, la guerre une fois terminée, non seulement la majorité des réfugiés non allemands regagnèrent leur pays d’origine, mais la politique des puissances victorieuses et les traités de paix entraînèrent de nouvelles migrations: Hongrie, Bulgarie, Roumanie échangèrent leurs minorités nationales; surtout, plus de 9,5 millions d’Allemands furent expulsés de Pologne, de Prusse orientale, de Tchécoslovaquie et refluèrent sur le territoire réduit de l’Allemagne occidentale, où ils furent rejoints par le flot de ceux qui fuyaient l’Allemagne de l’Est.

Pour compléter le tableau, il faut aussi faire une place aux énormes mouvements migratoires que la guerre provoqua en Extrême-Orient. Dès 1931 en Mandchourie et à partir de 1937 en Chine proprement dite, la pénétration japonaise s’accompagna de très importants déplacements de la population civile. Ce fut principalement, après 1937, l’étonnant exode de quelque 30 millions de Chinois qui s’éloignèrent de plus en plus profondément vers l’intérieur, tandis que d’autres se réfugiaient en Indochine ou en Birmanie. Les mouvements des armées eux-mêmes prirent parfois la forme de véritables migrations: la «longue marche» de l’armée communiste de Mao Zedong en est le meilleur exemple. Enfin, l’immédiat après-guerre fut marqué par le retour de millions de Japonais dans l’archipel nippon, et, peu après, la partition de l’Inde et du Pakistan se traduisit par d’autre exodes et transferts qui déplacèrent au moins 8 millions de personnes.

Le renversement du courant migratoire dans l’Europe d’après-guerre

Dans les années qui suivirent immédiatement la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’émigration reprit en Europe, sans toutefois retrouver, il s’en faut de beaucoup, son intensité d’avant 1914. De nombreux réfugiés, notamment, allèrent s’établir outre-mer. Mais le fait le plus caractéristique de l’après-guerre réside sans doute dans l’apparition d’un fort courant d’immigration: l’Europe, qui était au XIXe siècle et au début du XXe un foyer intense d’émigration, est devenue, au moins à l’ouest, une zone où l’immigration l’emporte tellement sur l’émigration qu’on a pu parler de «renversement du courant migratoire». En effet, à partir de 1952 environ, la prospérité économique, le développement industriel et l’augmentation du nombre des emplois rendirent nécessaire, dans les pays le plus fortement industrialisés, l’importation d’une nombreuse main-d’œuvre supplémentaire. Non seulement la France, où l’immigration, déjà importante avant 1914, s’était beaucoup développée de la Première Guerre mondiale au début des années trente, continua à recevoir un grand nombre de travailleurs, mais encore l’Angleterre, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, la Suède, les Pays-Bas, tous pays à population particulièrement dense (à l’exception toutefois de la Suède), durent faire appel à la main-d’œuvre étrangère.

Considérons le cas de l’Angleterre. Le mouvement d’immigration y avait pris de l’importance dès la période 1931-1941, grâce surtout à l’arrivée de nombreux réfugiés politiques: Russes d’abord, puis, après 1932, juifs d’Allemagne et d’Europe centrale, enfin Polonais après 1939. C’est au cours de cette période que, pour la première fois, les entrées l’emportèrent sur les sorties. Il devait en aller de même au cours des deux décennies suivantes et l’on estime que, de 1931 à 1961, l’excédent des entrées dépassa un million.

La Grande-Bretagne a ainsi reçu, outre les immigrants blancs en provenance du Commonwealth, d’Europe continentale et d’Irlande, d’importants contingents d’Indiens et de Pakistanais, quelques Noirs d’Afrique, mais surtout des Antillais, qui en 1961, pour la première fois, furent plus nombreux que les immigrants irlandais. Parmi eux, la première place revenait aux Jamaïcains, qui, en 1960, formaient 60 p. 100 des immigrants en provenance des Antilles. Au recensement de 1961, l’Angleterre et le pays de Galles comptaient ainsi environ 2,1 millions de personnes nées hors du Royaume-Uni, dont près d’un tiers originaires des autres pays du Commonwealth. Les Antillais en constituaient le groupe le plus nombreux.

D’une manière générale, et sans que le problème soit propre à la Grande-Bretagne, l’accueil et le logement de ces travailleurs, ainsi que leurs rapports avec la population nationale, ne vont pas sans poser d’importants et difficiles problèmes.

Les quelques mouvements migratoires qui viennent d’être passés en revue ne constituent que des exemples. Les migrations intérieures, de leur côté, ne sont pas moins diverses, ni moins nombreuses, ni moins importantes numériquement.

3. Les migrations intérieures

Les déplacements de population à l’intérieur des frontières d’un même État sont généralement beaucoup plus faciles que les migrations internationales: aussi sont-elles très communes. Mais elles ont été longtemps mal connues, et c’est seulement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que l’on a pu déceler de façon assez précise le sens et l’importance de ces mouvements.

Migrations définitives

Considérons le cas de la France. Depuis 1861, chaque recensement distingue les Français nés dans le département où ils sont recensés et ceux qui sont nés dans un autre département. Or, la proportion des Français nés hors du département de recensement s’est beaucoup accrue, puisqu’elle est passée de 11,8 p. 100 en 1861 à 21 p. 100 en 1911, et à 26 p. 100 en 1936. La mobilité de la population française a donc considérablement augmenté au cours de cette période. Et comme tous les départements comptent, en nombre plus ou moins grand, il est vrai, des originaires des autres circonscriptions, on peut dire que l’immigration est aussi générale que l’émigration. Toutefois, l’émigration l’emporte de loin dans certains départements, alors que l’immigration surpasse de beaucoup l’émigration dans quelques autres C’est ainsi qu’en 1936 le département de Seine-et-Oise comptait 65,1 p. 100 d’originaires d’autres départements, alors que la Corse en avait 4,9 p. 100 seulement. Il s’est ainsi manifesté, au cours de la période étudiée, une tendance à la concentration de la population en certains points du territoire.

Cette tendance n’est en rien propre à la France, non plus que l’émigration des ruraux vers les villes, qui constitue un de ses aspects. Cette forme d’émigration n’est pas nouvelle. Dans le passé, et jusqu’à une époque plus ou moins tardive selon les pays, elle paraît avoir été la conséquence tantôt des excédents de naissances dans les campagnes, accompagnés d’excédents de décès dans les villes, tantôt de la misère de la population rurale, dont une partie allait chercher dans les villes du travail ou les secours de la charité. Puis, à partir du XIXe siècle, cette émigration prit une grande ampleur, avec le développement de l’industrie, avec l’expansion des emplois urbains (secteur tertiaire), enfin, avec l’accroissement de la productivité du travail dans les campagnes, qui fit apparaître des excédents de main-d’œuvre agricole. L’exode rural apparaît ainsi lié, directement ou non, à l’industrialisation. Là où celle-ci a été méthodiquement entreprise, comme dans les pays communistes, l’exode a pris un caractère massif et s’est développé très rapidement. Ce n’est pas dire que les pays peu industrialisés soient restés étrangers à ce phénomène: bien au contraire, la concurrence des économies plus avancées, la décadence des structures économiques et sociales traditionnelles, l’apparition dans les villes d’activités nouvelles et de modes de vie auparavant inconnus, parfois la pression démographique ont provoqué dans la plupart des pays du Tiers Monde l’afflux dans les agglomérations urbaines d’une partie de la population rurale, qui y mène trop souvent une existence précaire, entassée dans les bidonvilles, favellas , et autres quartiers misérables. C’est en beaucoup de cas à cette migration des ruraux qu’est due pour l’essentiel la croissance massive des villes qui s’est produite à partir du XIXe siècle en Europe occidentale, au XXe siècle ailleurs. Très souvent, en effet, l’excédent des naissances était beaucoup plus faible dans les villes que dans les campagnes; souvent même les premières enregistraient des excédents de décès. Le fait est d’autant plus remarquable que ces migrations intéressent surtout de jeunes adultes, dont la fécondité est élevée; toutefois, il faut aussi tenir compte du déséquilibre entre les sexes, la majorité des migrants appartenant, suivant les lieux et les époques, tantôt à un sexe, tantôt à l’autre.

Migrations temporaires

Les migrations temporaires, elles non plus, ne sont pas un fait nouveau. Longtemps, au contraire, elles restèrent inséparables des formes d’économie traditionnelles. Là où la pression démographique était forte, une partie de la population partait temporairement chercher au loin, le plus souvent à l’intérieur des frontières nationales, mais parfois aussi à l’étranger, voire outre-mer, et pour un temps plus ou moins long, du travail et des ressources supplémentaires. C’est au XIXe siècle que cette forme d’émigration paraît avoir culminé en Europe occidentale. Il s’agissait soit de travailleurs agricoles, allant participer aux gros travaux des moissons ou des vendanges dans les régions de grande culture, soit de ruraux allant exercer au loin des métiers variés (scieurs de long, maçons, ramoneurs, colporteurs, montreurs d’animaux), ou parfois même pratiquer la mendicité. Des faits analogues pourraient être décrits dans bien d’autres régions du globe.

Au XXe siècle, ce type de migrations, s’il n’a pas entièrement disparu des pays industrialisés, y est cependant devenu plus rare. Au contraire, des formes nouvelles de mouvements migratoires temporaires se sont développées dans ces pays: migrations quotidiennes de travail et migrations de vacances.

En raison des difficultés de logement à proximité du lieu de travail, et grâce au développement des moyens de transport individuels et collectifs, les migrations quotidiennes de travail ont pris, depuis la fin du XIXe siècle, une grande ampleur dans les agglomérations urbaines et les zones industrielles, voire dans les campagnes environnantes. L’aire de ces déplacements peut atteindre plusieurs dizaines de kilomètres de rayon et l’effectif des personnes intéressées s’élève souvent à plusieurs centaines de milliers, et même, dans les grandes métropoles, à plusieurs millions. De là l’apparition, dans ces zones, de communes-dortoirs n’ayant qu’une fonction résidentielle et dépourvues de réelle activité économique ou culturelle; de là aussi des déplacements massifs de population au début et à la fin de la journée, créant les énormes et pénibles encombrements des heures de pointe.

De ces encombrements, les migrations quotidiennes de travail n’ont d’ailleurs pas le monopole. Les déplacements de loisirs, importants surtout dans les pays industriels à haut niveau de vie, et de moins en moins restreints au seul territoire national, intéressent aujourd’hui dans chacun de ces pays des millions de personnes, après y avoir été longtemps réservés à quelques milliers de privilégiés. En outre, ils ont tendance à se répandre dans les pays que l’industrialisation et l’élévation du niveau de vie rapprochent des précédents. Cette forme de mobilité doit être considérée, en effet, comme une conséquence de l’urbanisation: le caractère fatigant de la vie urbaine, le besoin de l’homme de se sentir au contact de la nature, le goût des activités physiques et sportives constituent autant de facteurs qui ont contribué à la naissance et au développement de ces migrations, qu’ont puissamment favorisées, d’autre part, l’institution des congés payés pour les salariés de l’industrie et du secteur tertiaire, et les progrès des moyens de transport de toute sorte. Ces déplacements, qu’ils aient lieu en été, en hiver, ou en fin de semaine, causent une croissance, souvent énorme, du nombre des voyageurs dans les chemins de fer, les avions, les bateaux et un gonflement massif de la circulation routière. Aux lieux de séjour, la population augmente parfois au moment des vacances, dans des proportions telles qu’il en résulte une hausse du prix des chambres d’hôtel et des logements, un enchérissement des denrées alimentaires.

Mais ce n’est là qu’un aspect des conséquences beaucoup plus vastes qu’entraînent les migrations considérées d’un point de vue général.

4. Conséquences des migrations

Qu’il s’agisse de migrations intérieures ou de migrations internationales, les conséquences sont économiques, démographiques et enfin politiques.

Conséquences économiques

Au point de vue économique, l’arrivée d’immigrants nombreux se traduit par un apport de main-d’œuvre qui a puissamment contribué, notamment au XIXe siècle, à la mise en valeur des «pays neufs»: c’est grâce aux immigrants que les terres d’Amérique et d’Océanie ont été mises en culture, que les richesses minières de toute nature y ont été exploitées. De nos jours encore, l’immigration a souvent favorisé l’expansion économique du pays d’accueil: la république fédérale d’Allemagne a dû en partie la grande prospérité dont elle a bénéficié depuis 1950 à l’arrivée de quelque 12 millions de rapatriés et de réfugiés. L’avantage, en l’occurrence, est d’autant plus grand que les immigrants sont en majorité, le plus souvent, des hommes adultes dans la force de l’âge, dont l’éducation et la formation n’ont rien coûté au pays qui les reçoit.

Souvent aussi, l’immigration a permis la création d’activités nouvelles ou favorisé l’innovation au sein des activités préexistantes. En France, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le pouvoir royal eut souvent recours à des artisans étrangers pour introduire de nouvelles industries. Mais en déterminant, par la révocation de l’édit de Nantes, une partie des protestants à s’expatrier, il contribua à acclimater en Prusse, en Angleterre, en Hollande des activités que ces pays ignoraient. Au XIXe et au XXe siècle, les travailleurs spécialisés venus d’Europe ont, de la même manière, favorisé l’industrialisation des pays neufs.

Inversement, l’immigration contribue parfois au maintien d’activités traditionnelles qui, sans elle, ne pourraient recruter la main-d’œuvre nécessaire. C’est la raison qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, a obligé tous les pays industriels d’Europe occidentale, comme on l’a vu, à recourir à l’immigration en provenance de pays moins favorisés. Sans cette immigration, les tâches les plus ingrates, celles dont les nationaux ne veulent plus, n’auraient pu être assurées.

Il est vrai que, lorsqu’il s’agit d’immigrants temporaires, ceux-ci viennent généralement seuls, et envoient à leur famille restée au pays natal une partie de leur salaire; ces sorties de capitaux, appelées par les économistes «remises des immigrants», peuvent exercer un effet défavorable sur les taux de change du pays d’accueil. D’un autre côté, si l’arrivée d’immigrants cultivateurs entraîne une hausse du prix des terres, l’accroissement de l’offre de main-d’œuvre dans les divers secteurs de l’activité économique tend à faire baisser les salaires dans le pays ou la région d’accueil, et cela d’autant plus que les immigrants, généralement pressés par le besoin, se montrent peu exigeants en matière de rémunération: c’est là, sans doute, la principale raison des réticences, voire de l’hostilité, souvent manifestées par les milieux ouvriers et par les syndicats à l’égard de l’immigration, même dans les pays où elle était le plus nécessaire, comme les États-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Dans cette dernière, ce sont les syndicats ouvriers qui imposèrent, en 1891, la suppression des subventions et des diverses facilités jusqu’alors accordées aux immigrants par le gouvernement. Toutefois, cette hostilité à l’égard de l’immigration ne fut pas toujours un monopole des milieux ouvriers et les causes en furent parfois différentes: les préjugés raciaux et les antagonismes religieux, l’entrée d’éléments de moralité douteuse ou animés d’idéologies jugées subversives, l’arrivée d’immigrants atteints de maladies contagieuses, leur admission en nombre dans les hôpitaux ont souvent développé la méfiance de l’opinion publique dans son ensemble à l’égard des immigrés.

Dans les pays de départ, l’émigration entraîne, toutes choses égales d’ailleurs, une tendance à la baisse de la production, puisque le nombre de travailleurs diminue. En outre, les sommes qui ont été dépensées pour élever et former l’émigrant se trouvent perdues. Et à cette perte s’ajoutent les sommes que les émigrants emportent avec eux: si les émigrants sont très nombreux, le montant global de ces sorties de capitaux peut être considérable. Inversement, les envois d’argent des émigrés et les économies rapportées au pays par ceux d’entre eux qui retournent y finir leurs jours entraînent des rentrées d’argent substantielles.

D’autre part, l’émigration a souvent offert au pays de départ de nouveaux débouchés commerciaux parce que les émigrés, une fois installés au dehors, continuent à demander les produits, alimentaires notamment, auxquels ils sont habitués: lorsque ces produits ne sont pas fabriqués dans le pays d’accueil, il peut en résulter la naissance d’un courant d’importation.

Enfin, l’émigration, par un mécanisme inverse de celui que déclenche l’immigration, tend à provoquer la hausse des salaires et la baisse du prix des terres. Certes, ces effets sont souvent peu visibles parce que dans les pays d’émigration la population, déjà trop nombreuse par rapport aux possibilités d’emploi, a généralement tendance à s’accroître encore. Mais l’on peut penser que si, au XIXe siècle, des centaines de milliers d’émigrants n’avaient pu quitter l’Europe, il en serait résulté une telle pression sur le marché du travail et une si grande misère qu’en beaucoup de pays les classes dominantes n’auraient pu contenir les masses affamées et mécontentes, ou que l’évolution démographique elle-même en aurait été changée.

Conséquences démographiques

Dans le domaine démographique, l’émigration n’a pas pour seul effet de diminuer la population du pays de départ et d’accroître celle du pays d’arrivée. En effet, l’émigration, bien loin d’être le fait, indistinctement, de toutes les catégories de la population, est généralement sélective: elle entraîne surtout, dans la plupart des cas, de jeunes adultes, et parmi eux plus d’hommes que de femmes. Par suite, elle modifie la composition par sexe et par âge de la population du pays de départ, et, en sens opposé, de la population du pays d’accueil. Le départ des jeunes adultes entraîne un certain vieillissement, et le nombre des femmes tend à l’emporter sur celui des hommes. Il en résulte naturellement des perturbations de la nuptialité et le vieillissement peut être, à long terme, un facteur d’accroissement de la mortalité et de diminution de la natalité.

Mais ce facteur n’est pas le seul qui modifie les conditions démographiques dans le pays de départ. Les auteurs qui ont traité de cette question sont partagés sur la question de savoir si l’émigration dépeuple réellement celui-ci, ou si elle contribue indirectement à le peupler, en y provoquant un accroissement de la natalité.

Pour les uns, de Malthus à Leroy-Beaulieu et à Gonnard, l’émigration encouragerait la natalité, parce que les parents, certains que leurs enfants trouveront un emploi au loin, ne chercheraient pas à en limiter le nombre. Il y aurait ainsi interaction réciproque de la natalité et de l’émigration: à l’origine, une forte natalité serait un facteur d’émigration, mais les départs, à leur tour, maintiendraient la natalité de la population restée sur place à un niveau élevé. Malheureusement, les exemples que l’on peut citer à l’appui de cette thèse sont contredits par d’autres, en sorte que certains auteurs, notamment Landry, ont pu soutenir, avec autant de vraisemblance, la thèse suivant laquelle l’émigration n’aurait pas d’effet sur la natalité: à la fin du XIXe siècle, la natalité a diminué à la fois en Allemagne, où l’émigration était en recul marqué, et en Italie, où elle était en voie d’accroissement rapide; de même, au début du XXe siècle, la natalité était très faible à la fois en Irlande, siège d’une émigration intense depuis plus d’un demi-siècle, et en France, où le nombre d’émigrants était toujours resté minime.

Par conséquent, même si l’on admet que l’émigration constitue en elle-même un facteur d’accroissement de la natalité, il reste que d’autres facteurs peuvent jouer en sens opposé et annuler l’action du premier.

Conséquences politiques

Les conséquences politiques des migrations sont nombreuses et importantes. Comme on l’a vu plus haut, l’émigration constitue souvent un facteur de stabilité politique, dans la mesure où elle décongestionne les campagnes surpeuplées, diminue le chômage ou le sous-emploi dans le pays de départ et entraîne au loin des masses misérables, jugées politiquement dangereuses, ou des adversaires avérés du pouvoir établi. C’est, avec la crainte que les secours accordés aux pauvres ne représentent une charge financière trop lourde, une des raisons pour lesquelles certains gouvernements se sont efforcés de favoriser l’émigration. Ainsi agit le gouvernement britannique entre 1815 et 1873. De son côté, le gouvernement austro-hongrois, dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, favorisa les départs d’émigrants appartenant aux minorités nationales; le gouvernement russe, quant à lui, laissait partir presque librement les juifs, alors que l’émigration des autres sujets du tsar était strictement réglementée.

Les émigrants installés à l’étranger constituent souvent pour le pays d’origine un moyen non négligeable d’influence politique ou culturelle: du point de vue gouvernemental, c’est là un nouvel argument en faveur de l’émigration. Certes, les départs d’hommes jeunes peuvent priver l’armée nationale d’une partie de ses effectifs; mais il est possible de remédier à cet inconvénient en interdisant ou en réglementant l’émigration des hommes susceptibles de servir dans l’armée, comme le firent, à la fin du XIXe siècle ou au XXe, plusieurs gouvernements européens. Il n’est donc pas étonnant que les gouvernements et les mouvements nationalistes se soient efforcés, en beaucoup d’occasions, de maintenir ou de renforcer les liens entre les émigrants et la mère-patrie. Ainsi à la fin du XIXe siècle, le mouvement pangermaniste s’intéressa aux Allemands qui depuis 1834 étaient allés s’établir dans le Sud du Brésil, et le parlement de Berlin vota en juillet 1913 la loi Delbrück, qui permettait aux émigrés allemands installés à l’étranger de s’y faire naturaliser, sans perdre pour autant la nationalité allemande.

De même, dans la période comprise entre les deux guerres mondiales, de nombreux gouvernements s’efforcèrent de conserver une influence sur leurs nationaux émigrés. Le gouvernement fasciste italien, notamment, installa à l’étranger des fonctionnaires chargés de se maintenir en rapport avec les travailleurs italiens et de les aider; il créa un grand nombre d’œuvres chargées de rassembler les émigrés, auprès de qui furent aussi envoyés des ecclésiastiques italiens; des journaux en langue italienne furent publiés à l’étranger; on offrit des voyages en Italie aux enfants d’émigrés, et aussi aux femmes enceintes, afin que la naissance ait lieu en territoire italien.

Néanmoins, et en dépit des divers avantages que l’émigration peut valoir au pays qui fournit des émigrants en grand nombre, l’attitude des pouvoirs publics à l’égard de l’émigration, longtemps favorable, ou au moins passive, changea, en beaucoup de pays, après la Première Guerre mondiale. Entre 1920 et 1930, pour des raisons diverses, d’ailleurs mal connues, des restrictions plus ou moins sévères furent apportées à l’émigration en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Pologne, en Italie, en Russie soviétique, au Japon, en Chine.

Fait plus grave, l’attitude des pays d’immigration se modifia aussi. Inquiets de la concurrence faite à la main-d’œuvre nationale et des difficultés d’assimilation de certains groupes d’immigrants, soucieux de ne pas voir ceux d’entre eux qui venaient d’Europe centrale et orientale «importer» les idées communistes, les États-Unis donnèrent l’exemple, en promulguant, en 1921 et en 1924, des lois à la fois restrictives et sélectives, en ce sens qu’elles favorisèrent l’immigration en provenance des îles Britanniques et de l’Europe du Nord-Ouest au détriment de celle venant des autres pays. La crise économique des années trente détermina plusieurs gouvernements à les imiter, et tour à tour le Canada, le Brésil, la république Argentine apportèrent des restrictions à l’immigration, privant ainsi l’Europe d’un exutoire devenu traditionnel.

Les migrations internationales peuvent donc avoir des conséquences importantes pour les relations entre États, en faisant naître des situations dangereuses pour la paix et même en favorisant ou en provoquant des conflits armés. Entre 1890 et 1939, la liberté d’immigration a entraîné controverses diplomatiques ou guerres ouvertes, notamment au Transvaal, où la situation faite aux immigrants venus exploiter les mines d’or, les Uitlanders , fut une des causes, ou l’un des prétextes de la guerre anglo-boer; en Tunisie, où l’importance numérique de la colonie italienne provoqua entre le gouvernement de Paris et celui de Rome des difficultés qu’aggravèrent encore, entre 1922 et 1939, les prétentions de Mussolini; en Palestine surtout, où l’immigration juive et la création de l’État d’Israël suscitèrent trois conflits armés en moins d’un quart de siècle.

Dans d’autres cas, au contraire, ce sont les restrictions apportées à l’immigration par certains États qui furent à l’origine de difficultés diplomatiques et de menaces de conflits. C’est ainsi que la décision prise en 1924 par les États-Unis d’interdire à l’avenir toute immigration japonaise suscita de vives protestations de la part du gouvernement nippon, qui voyait dans cette mesure non seulement une conséquence de la divergence des intérêts économiques et sociaux, mais aussi la manifestation d’une discrimination raciale.

Enfin les migrations intérieures elles-mêmes peuvent parfois entraîner des conséquences politiques. Au XIXe siècle, les villes d’Europe occidentale, grossies par l’immigration de ruraux déracinés et misérables, ont été considérées, non sans raison, comme des foyers de subversion politique et sociale, et, de nos jours, le même phénomène ne contribue pas à assurer la stabilité politique des pays sous-développés.

Plus généralement, les migrations peuvent avoir une influence sur le comportement électoral. Les migrations temporaires des travailleurs agricoles les mettent fréquemment en contact avec des milieux politiquement plus évolués: rentrés au pays, ils y deviennent des propagateurs d’idées et de comportements nouveaux. Ce phénomène a été signalé, par exemple, dans le département français des Côtes-du-Nord.

Plus importante encore est souvent l’influence de l’émigration définitive, surtout lorsqu’elle conduit des ruraux peu évolués dans de grandes villes: d’une part, en effet, ces migrants, arrivant dans un monde inconnu, abandonnent plus ou moins vite leurs habitudes anciennes, leur mode de vie traditionnel, leurs croyances religieuses et leurs idées politiques; d’autre part, ils exercent une influence sur leur région d’origine, par leurs lettres, ou par les séjours qu’ils vont y faire, et contribuent ainsi à en modifier l’orientation politique.

Multiples et extrêmement diverses, tant dans leurs causes que dans leurs formes et leurs conséquences de tous ordres, les migrations apparaissent ainsi, à l’époque moderne et contemporaine, comme un des facteurs essentiels de l’histoire des populations et de l’évolution des sociétés humaines.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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